Un notaire chez une photographe itinérante
Maître Watelet portraituré par Marie Perraud, de passage à Moulins, en 1852
Depuis 170 ans, un homme, assis très dignement dans son fauteuil, attend que nous lui prêtions attention. Au dos de cette photographie encadrée, il a tout prévu pour cette rencontre et a raconté sa vie, très longuement.
Les Archives départementales de l’Allier ont pu acquérir en 2022 ce daguerréotype, photographie sur plaque de métal, première technique photographique mise au point par Daguerre en 1839. Son format est appelé "quart de plaque", soit 9 x 12 cm et il a conservé son encadrement d’origine.
L’homme portraituré est Jean-Gilbert Watelet, notaire à Moulins. Au soir de sa vie, à soixante-six ans, il a rédigé sa propre notice biographique, à la plume, d’une écriture fine et serrée. En voici, le début de la transcription :
Memento rédigé le 10 février 1864. Voir de l’autre part. / Portrait au daguereotype [sic] de J. G. Watelet, notaire honoraire, ancien avocat à la cour / Royale de Paris Fait au mois de juillet 1852 par Mme Peraud [sic] au Jardin Bas Ch. de M.
Il est né à Paris le 14 juin 1797. Arrivé à Moulins en 1810. Bachelier, il devient avocat. Sa carrière se déroule entre Moulins et Paris. En 1825, il épouse à Moulins Pétronille Julliard. De cette union sont issus plusieurs enfants. Une de ses filles épousera le graveur aquafortiste Armand Queyroy. L'année de son mariage, il est nommé notaire et il exerce pendant 25 ans.
C'est pour "mettre un visage" sur un des notaires de l'Allier dont les minutes sont conservées réglementairement aux Archives départementales qu'il a paru judicieux de faire l'acquisition de ce portrait.
Identification de la photographe
D’après la notice manuscrite au dos, il a été : « Fait au mois de juillet 1852 par Mme Peraud au Jardin Bas Ch. de M. ». L’inscription est peu lisible, et dénaturée par des traces de colle.
Une recherche dans le périodique de Moulins, à cette période, « Le Mémorial de l’Allier », nous renseigne. A la date du jeudi 5 août 1852, nous lisons cette publicité : « Miniatures Daguerriennes, à 5fr. et au-dessus, Madame PERRAUD, chez Madame veuve Tallard, jardin de M. Bellot, aux Fossés-Brays. – Les portraits au daguerréotype sont toujours d'une ressemblance parfaite ; la modicité du prix permet à tous de conserver le souvenir de ceux qui sont chers. Les nombreux portraits qu'a fait Madame Perraud dans la ville de Moulins lui commande d'informer les habitants qu'elle n’a plus que 10 jours à rester dans cette ville. Le travail commence de 9 heures du matin à 4 h. du soir. ».
De fait, les Fossés-Brays correspondent à l’actuelle rue des Fausses Braies. Cette rue croise celle du Vert Galant et longe les jardins bas du château des ducs de Bourbon. Il faut donc interpréter « Ch. M. » pour château de Moulins. De fait, le recensement de population de 1851 indique une seule famille résidant rue du Ver-Galant, la famille du médecin Jacques Tallard. La "veuve Tallard" pourrait être sa mère même si elle ne figure pas nommément, ni monsieur Bellot, dans ce recensement.
La publicité nous apprend que la photographe, madame Perraud est itinérante, de passage à Moulins.
Madame Perraud doit être identifiée à Marie Perraud, née en 1818 à Mâcon. Cette lingère a épousé en 1837 Jean Louis Chambefort, un terrassier. C'est cependant à son frère et non à son mari qu'elle doit sa découverte de la photographie. En effet, François Perraud (18614-1862) a été photographe itinérant en Italie, en Grèce, en Turquie au cours des années 1840. De retour en France à Mâcon, puis installé à Lyon, il a dû transmettre son métier à sa soeur qui, notons-le, ne se présente pas dans les annonces publicitaires sous son nom d'épouse mais sous son nom de jeune fille, certainement pour profiter de la notoriété de ce frère, si ce n'est célèbre mais connu dans la profession.
Une photographe parmi d'autres de passage à Moulins
Le Mémorial de l'Allier débute sa parution en 1832. Aussi, nous pouvons suivre l'invention de la photographie et son écho en province. En effet, dès le 15 janvier 1839, c'est à dire 8 jours seulement après la présentation par Arago à l'Académie des Sciences du procédé de Daguerre, ce journal local en fait un compte rendu détaillé, reprenant l'article du Moniteur industriel. Le mardi 3 septembre, ce sont les recettes qui sont dévoilées :
Voici la description du procédé pour lequel le gouvernement vient d'accorder à M. Daguerre une récompense nationale.
Une plaque de plaqué cuivre et argent, bien décapée avec de l’acide nitrique étendu d'eau, est exposée à la vapeur d’iode, qui forme le premier enduit, enduit fort mince, puisqu’il n’atteint pas à un millionième d’épaisseur.
Il y a des précautions indispensables pour que cet enduit soit uniforme ; mais nous n'entrerons pas dans ces détails, qui nous entraîneraient trop loin.
Dès le 8 novembre, les premiers exemples sont exposés à Moulins.
Nous croyons donc faire plaisir à nos lecteurs en leur annonçant qu’ils peuvent voir un de ces merveilleux dessins à l’étalage de MIle Villars, rue Notre Dame, à Moulins. Ce dessin représente le superbe monument de la Madeleine, à Paris.
En avril 1842, un premier daguerréotypiste itinérant fait paraître sa publicité dans le Mémorial. Ses portraits sont exposés toujours chez Péturet-Villard, rue Notre-Dame. Quelques mois plus tard, en novembre, nous apprenons que : Il a été volé, lundi 22 du courant, entre cinq et six heures du soir, sur la devanture de M. Péturet-Villard, rue Notre-Dame, un cadre contenant six belles épreuves au daguéréotype [sic], d'une rare perfection, dues à M. Verignon, actuellement à Moulins, artiste des plus habiles en ce genre.
Le cadre contenait deux vues de Paris, du Pont Neuf et du Louvre ; deux vues du port de Marseille, une Décamerone et les Moissonneurs. Nous invitons les personnes qui pourraient en avoir connaissance, à en prévenir M. Verignon, chez M. Millet, boulevard de Pont, où il opère tous les jours, de 11 heures à 3 heures.
Un mois plus tard, un certain Neuville : Nouvellement arrivé à Moulins, Prévient le public qu’il fait un portrait en 40 secondes. Il se transportera au domicile des personnes qui le feront demander (…).
En juin 1844, c’est au tour de M. Collas ; en 1846, le sieur Vauthier, en 1848, deux espagnols, Roynela, père et fils, en 1851, Vauthier est de retour, puis Charles Morin de Paris. Après le passage de madame Perraud à l’été 1852, M. Etienne de Paris est là pour l’hiver. En janvier 1853, M. Debas, …
Madame Perraud est bien la première femme photographe citée de passage à Moulins, mais au fil des saisons bien d’autres confrères sont passés et repassés en Bourbonnais, à Moulins, mais bien évidemment à Vichy et à Montluçon. De plus le daguerréotype est alors concurrencé par la photographie sur papier, le papier salé, qui va rapidement le supplanter.
L'autre portrait de maître Watelet
Quelques années plus tard, Watelet pose à nouveau l'objectif. A nouveau, il va "raconter sa vie" au dos du cadre. Il commence par : Portrait au daguéréotype [sic] en 1859 de J. Gilbert Watelet. Il ne s'agit pas d'un daguerréotype mais d'un papier salé coloré signé et daté : Mouret 185[?]. Nous pouvons proposer l'identification à Achille Mouret (1817-1897), photographe spécialisé dans la miniature. Dans les années 1850, il est installé à Orléans mais exerce comme itinérant notamment à Tours, pourquoi pas à Moulins. Cependant la presse de l'époque ne le mentionne pas.
La mère ou la fille : retour sur une controverse
Marie Perraud, épouse Chambefort, a mis au monde une fille Maria en 1840 à Mâcon. Or, dès l'été 1857, des publicités dans le Journal de la Saône-et-Loire nous apprennent que Maria Chambefort, et non plus Mme Perraud, propose ses services. A 17 ans, cette jeune fille est une photographe itinérante, certainement chaperonnée par sa mère. A l'automne 1858, elle vient à Roanne et s'y installera définitivement en 1861.
Dès 1990, l'historienne de la photographie Eugenia Parry Janis, dans l'ouvrage Women Photographers mettait l'accent sur Maria Chambefort. En 2008, l'exposition à la médiathèque de Roanne Aux premiers temps des photographes. Roanne : cité modèle indiquait dès l'introduction que : En 1852, Maria Chambefort ouvre le premier studio permanent, place d’Armes. Il y avait là une confusion entre la mère et la fille. Dans le catalogue de l'exposition du musée d'Orsay Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1845, est reproduit un daguerréotype daté de 1852 attribué à Maria Chambefort. Photographe professionnelle à 12 ans ? Ce n'est pas crédible. Aussi Thomas Galifot, conservateur au musée d'Orsay, dans un article très documenté Femmes photographes professionnelles et intinérance en France au XIXe siècle. Le cas Maria Chambefort paru dans le n°2 de Photographica en 2021 est-il revenu très longuement sur le parcours de Maria Chambefort.
Il revient maintenant de réétudier les daguerréotypes dus ou attribués à Philibert Perraud, à Marie Perraud et à Maria Chambefort. A ce jour, nous en avons repéré deux par Philibert Perraud au musée Niepce à Chalon-sur-Saône, trois par Maria Chambefort (un premier aux archives départementales de la Loire, un deuxième au musée Niepce et un troisième au musée Déchelette à Roanne). La suite de l'étude pourra nous entraîner au musée d'Orsay et même au musée des Beaux-Arts de San Francisco.
Conclusion
Les Archives départementales de l'Allier ont fait l'acquisition en 2022 du portrait d'un notaire de Moulins, témoignage intéressant l'histoire locale ; l'identification de la praticienne de passage dans l'Allier mais originaire de Mâcon (Saône-et-Loire) et installée à Roanne (Loire) en fait un témoignage régional. En revanche, ce portrait, identifié et daté, réalisé par une des premières femmes photographes est certainement un des plus anciens, si ce n'est le plus ancien connu à ce jour.
Annexe :
Transcription intégrale du memento redigé par maître Watelet au dos du daguerréotype :
Memento rédigé le 10 février 1864. Voir de l’autre part. / Portrait au daguereotype [sic] de J. G. Watelet, notaire honoraire, ancien avocat à la cour / Royale de Paris Fait au mois de juillet 1852 par Mme Peraud au Jardin Bas Ch. de M. / 14 juin 1797 Naissance de Watelet Jean Gilbert à Paris n° 16, rue Chanoinesse (ayant / un père et une mère vénérable.) baptisé le lendemain 15 juin à la Ste Chapelle près du Palais / de justice par M. Borderies devenu évêque de Versailles. 28 juin 1811 j’ai fait au lycée ma 1ère communion. / En 1801 j’ai appris à lire chez M. Trouvé, instituteur rue Chanoinesse n°22 / 2 Xbre 1804, j’ai assisté au sacre de Napoléon Ier. En 1805, j’ai failli me noyer. J’ai été repêché / dans la Seine, près du Pont de la Cité par un nommé Dupin. J’étais à moitié asphixié [sic]. / En 1805, je suis entré à la maîtrise de la cathédrale de Paris, comme enfant de chœur, Monseigneur / Dubelloy[1]étant archevêque. En 1807, je suis entré au Lycée Impérial, M. Champagne, proviseur. / En 1810, le 21 mai, arrivé à Moulins comme élève boursier ¾ du lycée où je suis / resté jusqu’au 21 août 1814. M. de Mont Désir, alors proviseur et Palonceau censeur / Le 9 7bre 1814 entré chez M. Bouilly de Dorée avoué en 1ère instance. J’ai rempli la fonction de [illisible] / clerc, terminé mes études avec M. Boulanger, bibliothécaire à l’Institut. J’ai eu pour répétiteur / le célèbre abbé Clouet, ancien aumônier de la Reine et M. Moutard fils de l’imprimerie du roi à l’hôtel de Cluny, Palais des Thermes rue des Mathurins St-Jacques. Travaillé chez [illisible] à Paris / 2 Xbre 1815, reçu bachelier ès-lettres. 13 août 1817, bachelier en droit. 31 août 1818, licencié en droit / puis fait mon stage et plaidé même à la cour de Cassation dans l’affaire criminelle Bachelier et / en conseil de guerre dans 2 affaires graves avec succès. 2 mai 1819 inscrit au tableau des avocats / 17 juillet 1819 Entré dans le cabinet comme jeune collaborateur, du vénérable et célèbre / jurisconsulte M. de Lacaprade qui avait tous les hauts dignitaires de la cour de Louis 18 pour client / ainsi que la charmante et spirituelle Ctesse du Cayla et madame la Belle duchesse de / Clermont-Tonnerre. Sans expérience, je n’ai [illisible] à leur aimable bienveillance, et / puissante protection que pour obliger des parents et amis, n’ayant jamais rien demandé pour moi / En 1819, adjoint à mon père commissaire de charité du 9ème arrondissement de Paris jusqu’en l’année / 1825. 21 janvier arrivée à Moulins. 21 aout 1825 marié à Madelle Pétronille Julliard femme parfaite. / 1821 8 9bre, secrétaire de Mgr l’Evêque de Périgueux….. son mandement pour qu’il prenne / possession de son évêché et j’ai eu un rapport avec de célèbres jurisconsultes, tous morts, excepté Mr Dupin, [illisible], [illisible]. / 1821 1er mars, membre honoraire de la société de secours mutuel de Paris du Pélicand [sic] / 1825 21 Xbre, nommé notaire à Moulins et le 2 Xbre 1850 nommé no[tai]re honoraire / 1830 12 8bre, administrateur ordonnateur des hospices [illisibles] pendant près de 15 ans. J’ai donné ma démission / malgré de puissantes sollicitations. 11 avril 1835, l’un des premiers fondateurs et administrateurs de la / Caisse d’Epargne. 18 Xbre 1837, capitaine de la garde nationale pendant 15 ans dans des moments critiques / 1854 4 Juillet trésorier de la société de secours mutuel des ouvriers de Moulins jusqu’en 1864 / 1862 28 avril Le 1erfondateur à Moulins de la Société du Prince impérial / 17 juin 1847 et en 1862 proposé pour la croix d’honneur. / Fondation par actes reçus Detalle notaire à Moulins, le 2 mai 1855 et 7 août1855 de quatre / messes basses qui devront être célébrées au cimetière de Moulins dans la chapelle de la famille Watelet/ les 17 janvier, 30 juin, 30 août et dans les huitjours de l’octave de la Toussaint / Voir circulaire de Monseigneur de Dreux-Brézé du 7 février 1856 qui règle ce service / En 1835 et en 1842 voeux ont été exaucés Ma mère est / morte le 29 août 1847 Mon excellent père étant mort à Bardou le / 17 janvier 1843 à 82 ans.
31 août 1825 Marié à Moulins avec Melle Pétronille Julliard. / De ce mariage sont issus / Anne-Thérèse Emilie Watelet / Née le 25 7bre 1826 jumelle avec une / autre fille morte en naissant /
2° Pierre-Louis-Eugène né le 25 Mai / 1827 [?] mort le 8 mars 1832 Mort en 48 heures d’une / angine caséeuse Regrets éternels / 3°Marie-Catherine-Julie Watelet / Née le 13 mars 1833 à Moulins / 15 8bre 1849 Mariage d’Emilie avec Mr Croizier (Claude Henry) / avocat né à Autun le 21 août 1820 / devenu mon successeur le 27 avril 1850 / De ce mariage sont issus / 1° Pétronille Marie Marguerite / le 4 août 1850 baptisée le 22 7bre suivt / à Notre Dame de Moulins / 2° Marie Gilbert Eugène le 15 mai 1853 jour de la Pentecôte / baptisé le 18 7bre suivant. / 1er7bre 1857 mariage de ma fille Julie avec Mr Mathurin Louis / Armand Queyroi né à Vendôme / (Loir-et-Cher) le 30 juillet 1830 / De ce mariage est né : 1° Marie / Joseph Gilbert Gustave le 24 8bre / 1863 baptisé le 26 janvier 1864 / 7 7bre 1865 Marie Philomène Pauline Queyroi. Voire les deux inscriptions données / à la fabrique de Moulins de trente francs de rente perpétuelle 3% / portant le numéro 10215 et /19 930 pour assurer cet obit.